Tuluk tourna un bouton sur le devant de la table, attendit, tourna de nouveau le bouton. Il rattrapa la tige que la force invisible ne maintenait plus et la rangea sur un support mural.

« Voilà une question stupide », dit-il en se retournant.

« Je vous l’accorde », dit Bildoon. « Nous avons un petit problème. »

« Les problèmes, c’est notre métier. »

« Je ne crois pas que nous pourrons avoir la tête de Furuneo », reprit le directeur du BuSab.

« De toute façon, il était sans doute trop tard pour avoir une nervoscopie intéressante. » Tuluk courba en forme de S sa fente faciale dans une expression qui provoquait généralement de l’amusement chez les autres co-sentients, mais qui dénotait chez un Wreave une profonde réflexion. « Que disent les astronomes de la configuration stellaire aperçue par McKie sur cette mystérieuse planète ? »

« Ils pensent qu’il doit y avoir une erreur dans le psychogramme. »

« Ah ! Pourquoi ? »

« D’une part, il n’y a pas la moindre trace, pas la plus petite indication subjective de variation dans les magnitudes stellaires. »

« Toutes les étoiles visibles ont la même intensité lumineuse ? »

« Apparemment. »

« Bizarre. »

« Et deuxièmement », reprit Bildoon, « la configuration la plus voisine est une configuration qui n’existe plus. »

« Que voulez-vous dire ? »

« Eh bien… on voit la Grande Ourse, la Petite Ourse, et diverses autres constellations du zodiaque, mais…» Il haussa les épaules.

Tuluk le regardait sans comprendre : « Je ne connais pas ces références », dit-il.

« Ah, oui. J’oubliais. Nous autres Pan Spechi, lorsque nous avons décidé de copier la forme humaine, nous avons étudié les traditions de la Terre avec soin. Ces configurations d’étoiles sont celles qui étaient visibles de leur ancien monde. »

« Je vois. Un autre mystère à ranger aux côtés de ceux que j’ai découvert sur la contexture du fouet. »

« Et de quoi s’agit-il ? »

« C’est troublant. Certaines parties du cuir ont une structure subatomique où l’on décèle un alignement particulier. »

« Particulier en quoi ? »

« Leur alignement. Il est absolument parfait. Je n’ai jamais rien rencontré de semblable en dehors de certains phénomènes d’énergie plutôt fluides. On dirait que ce matériau a été soumis à une force d’un type spécial. Le résultat est par certains côtés comparable à l’alignement des quantums de lumière dans un néomaser. »

« Cela n’exigerait-t-il pas d’énormes quantités d’énergie ? »

« Probablement. »

« Mais quelle pourrait être la cause ? »

« Je l’ignore. Le point le plus intéressant est qu’il ne semble pas s’agir d’un changement permanent. La structure en question évoque par ses caractéristiques une mémoire plastique. Elle semble progressivement retrouver d’elle-même des formes raisonnablement naturelles. »

L’emphase avec laquelle les derniers mots avaient été prononcés fit dresser l’oreille à Bildoon. « Raisonnablement naturelles ? » répéta-t-il.

« Ça c’est une autre histoire. Je vais vous expliquer. Ces structures subatomiques et les unités de messages génétiques qu’elles constituent suivent un lent processus d’évolution. En comparant des structures différentes, nous sommes en mesure de dater certains matériaux à deux ou trois mille années près. Etant donné que les cellules de bœuf constituent la protéine de base pour nos cultures de viande synthétique, nous possédons sur elles des données très complètes pour une période de temps extrêmement vaste. Ce qu’il y a d’étrange dans les prélèvements de cette lanière de cuir que vous avons analysés, c’est…» Il gesticula avec un de ses extenseurs mandibulaires. « C’est que leur structure apparaît comme étant extrêmement ancienne. »

« Combien de temps ? »

« Peut-être plusieurs centaines de milliers d’années. » Bildoon absorba cela pendant quelques instants, puis s’étonna :

« Mais vous nous avez dit que ce fouet n’avait pas plus d’un ou deux ans. »

« Selon nos tests de catalyse, oui. »

« Est-ce que cet alignement particulier dont vous parliez aurait pu fausser l’analyse de la structure ? »

« Ce n’est pas impossible. »

« Mais vous n’êtes pas convaincu ? »

« Non. »

« Vous n’essayez pas de me dire que ce fouet a été ramené du passé ? »

« Je n’essaie pas de vous dire quoi que ce soit à part les faits que je vous rapporte. Deux séries d’examens jusqu’ici réputés infaillibles ne concordent pas sur la datation de cet objet. »

« Le voyage dans le temps est une impossibilité », objecta Bildoon.

« C’est ce que nous avons toujours pensé. »

« Nous le savons. C’est une certitude mathématique autant que pragmatique. C’est une notion illusoire, un mythe, un concept amusant et spectaculaire. Mais nous le refusons, comme nous refusons les paradoxes. Une seule conclusion reste possible : la force qui a produit l’alignement a en même temps déréglé la structure. »

« Si le cuir avait été… passé de force dans un filtre subatomique ou quelque chose dans ce genre-là, cela pourrait fournir une explication », dit Tuluk. « Mais comme je ne possède pas un tel instrument ni les moyens d’opérer ce filtrage théorique, je ne peux pas expérimenter. »

« Mais vous devez bien avoir une idée sur la question. »

« Effectivement. Je ne puis concevoir aucun filtre qui arriverait à un tel résultat sans détruire complètement les matériaux soumis à son action. »

« Vous voulez dire », s’écria Bildoon exaspéré, « qu’une force impossible a fait quelque chose d’impossible à cet impossible morceau de… de…»

« C’est à peu près ça », dit Tuluk.

Bildoon s’aperçut que les assistants de Tuluk dans la grande salle tournaient vers lui des visages amusés. Il entra tout à fait dans le laboratoire et referma rageusement la porte.

« Je viens ici dans l’espoir que vous avez découvert quelque chose qui pourra m’aider à les coincer, et tout ce que vous avez à m’offrir ce sont des devinettes. »

« Votre déplaisir ne change rien aux faits. »

« Je sais, je sais. »

« La structure des cellules du bras palenki offrait un alignement similaire », reprit Tuluk. « Mais uniquement au voisinage de la section. »

« Vous avez anticipé ma question. »

« Elle était évidente. Mais le passage dans un couloir n’explique rien. Nous avons testé d’innombrables cellules, mortes ou vivantes, qui étaient passées par un système S’œil, et nous n’avons jamais décelé aucune modification. »

« Deux énigmes dans une seule heure, c’est beaucoup trop pour mon goût », soupira Bildoon.

« Deux ? »

« Nous disposons maintenant de vingt-huit groupes de coordonnées relatives aux apparitions d’Abnethe. C’est plus qu’assez pour nous apercevoir qu’elles ne définissent aucunement un cône dans l’espace. Sauf si elle passe son temps à sauter d’une planète à l’autre, la théorie est fausse. »

« Étant donné les possibilités du S’œil, elle peut très bien le faire. »

« Peut-être, mais ça ne lui ressemble pas. Elle est plutôt du genre à avoir une tanière, ou une citadelle. Elle est de ceux qui roquent aux échecs même quand ce n’est pas indispensable. »

« Peut-être qu’elle envoie ses Palenkis à sa place. »

« Elle s’est montrée chaque fois. »

« Nous avons récupéré six bras et six fouets », dit Tuluk.

« Voulez-vous que je refasse les analyses sur chacun d’eux ? »

Bildoon dévisagea curieusement le Wreave.

« Qu’est-ce que vous suggérez ? » demanda-t-il.

« Vous dites que nous avons vingt-huit données. Vingt-huit est un nombre euclidien parfait. Quatre fois le nombre premier sept. Ce nombre semble lié au hasard, mais nous nous trouvons confrontés avec une situation d’où le hasard doit être apparemment exclu. Donc, un principe organisateur est ici à l’œuvre, que l’analyse numérique n’a pas encore pu révéler. J’aimerais soumettre cette série – aussi bien spatiale que temporelle – à un examen minutieux où une comparaison approfondie avec des groupes similaires pourra peut-être révéler…»

« Vous mettriez un de vos assistants sur l’analyse des bras et des fouets restants ? »

« Cela va sans dire. »

Bildoon secoua lentement la tête : « Ce qu’Abnethe est en train de faire… c’est complètement impossible ! »

« Si elle le fait comment cela peut-il être impossible ? »

« Il faut bien qu’ils soient quelque part ! » s’exclama Bildoon.

« Ce que je trouve curieux chez vous », dit Tuluk, « c’est cette propension que vous partagez avec les humains à affirmer l’évidence d’une aussi véhémente manière. »

« Allez au diable ! » dit Bildoon en se dirigeant vers la porte qu’il fit claquer en sortant.

Tuluk courut aussitôt après lui, rouvrit la porte et lui cria : « Nous autres Wreaves, nous croyons que nous sommes déjà en enfer ! »

Il retourna à sa table de laboratoire en murmurant entre ses dents. Les humains et les Pan Spechi – quelles créatures impossibles. À part McKie. Voilà un humain qui était capable à l’occasion d’établir des rapports analytiques avec des co-sentients dotés d’une logique supérieure. Enfin… chaque espèce avait sa façon de s’écarter de la norme.

 

Par un effort de communication qu’il ne comprenait pas encore tout à fait, McKie avait réussi à convaincre la Calibane d’ouvrir un hublot sur l’extérieur. Cela permettait à un peu d’air chargé de senteurs marines de venir rafraîchir le coin où était assis McKie, mais surtout cela permettait à des hommes du BuSab, postés au-dehors de garder un contact visuel permanent avec lui. Il avait à peu près abandonné tout espoir de voir Abnethe mordre à l’hameçon. Il faudrait trouver une autre solution. Heureusement, la surveillance visuelle dont il faisait l’objet avait permis d’espacer de façon plus agréable les contacts avec le Taprisiote. C’était toujours ça de gagné.

Le soleil du matin pénétrait à travers le hublot grand ouvert de la Boule. McKie intercepta le rayon de sa main, et en sentit la bonne chaleur. Il aurait dû normalement se déplacer sans arrêt afin de n’être pas une cible trop facile, mais la présence des guetteurs au-dehors rendait une attaque peu probable. De plus, il était fatigué, drogué pour rester éveillé et empli des étranges émotions provoquées par l’agressal. S’ils voulaient le tuer, de toute façon, ils n’allaient pas se gêner pour le faire. L’exemple de Furuneo était là.

Il repensa avec un serrement de cœur à l’agent planétaire. Il y avait eu chez cet homme quelque chose de bon et d’admirable. Sa mort avait été stupide, inutile. Elle n’avait pas fait avancer l’enquête sur Abnethe, elle avait seulement situé l’affaire tout entière sur un nouveau plan de violence. Elle avait mis en relief la précarité d’une vie isolée et, à travers elle, le caractère vulnérable de toute vie.

Il se sentit envahi par une haine implacable. Cette folle d’Abnethe !

Il surmonta un frisson de répulsion.

De l’endroit où il était assis, il pouvait contempler le socle de lave avec au-delà les récifs déchiquetés et le tapis de mousses et d’algues exposées à la base de la falaise par la mer qui se retirait.

« Supposons que nous nous trompions », dit-il en s’adressant par-dessus son épaule à la Calibane. « Supposons que nous ne soyons pas vraiment en train de communiquer, mais en train d’échanger des bruits auxquels nous prêtons une signification qui n’existe pas ? »

« Je ne pas comprends, McKie. La signification ne me rentre pas. »

McKie se retourna légèrement. La Calibane était en train de modifier curieusement l’air qui entourait la louche géante. Le motif ovale qu’il avait déjà vu se matérialisa une nouvelle fois, et disparut. Un halo doré apparut à sa place, s’éleva comme un rond de fumée et disparut à son tour avec un grésillement.

« Nous avons supposé jusqu’ici », reprit McKie, « que lorsque vous me disiez quelque chose, je répondais à l’aide de mots ayant une signification directement en rapport avec ce que vous disiez – et inversement. Ce n’est peut-être pas du tout le cas en réalité. »

« Peu probable. »

« Donc, vous pensez que c’est peu probable. Mais qu’êtes-vous donc en train de faire ? »

« Faire ? »

« Toute cette activité autour de vous. »

« J’essaie de rendre personne mienne visible sur votre plan d’onde. »

« Vous pouvez faire cela ? »

« Possible. »

Un éclat rouge en forme de cloche se forma au-dessus de la louche, s’étira horizontalement, reprit sa forme de cloche et se mit à tourbillonner sur lui-même.

« Quelle est observation vôtre ? » demanda La Calibane.

McKie décrivit le tourbillon rouge.

« Très étrange », dit la Calibane. « Je modèle créativité, et vous rapportez sensation visuelle. Vous nécessitez cette ouverture sur milieu extérieur ? »

« Le hublot ? C’est bien plus confortable comme ça là-dedans. »

« Confort… concept difficile à comprendre par personne mienne. »

« Est-ce que cette ouverture vous empêche de devenir visible ? »

« Elle cause distraction magnétique, rien de plus. »

McKie haussa les épaules : « Combien d’autres flagellations pouvez-vous encore supporter ? »

« Expliquez autres. »

« Vous avez encore quitté la piste », dit McKie.

« Correct ! cela forme succès, McKie. »

« En quoi est-ce un succès ? »

« Personne-soi laisse piste de communication, et vous percevez piste : succès. »

« Entendu, appelons ça un succès. Où est Abnethe ? » « Contrat…»

« Interdit de divulguer l’endroit où elle se cache, je sais », acheva McKie. « Mais peut-être pouvez-vous me dire si elle saute de planète à planète ou si elle reste toujours au même endroit ? »

« Cela vous aide à localiser elle ? »

« Par les cinquante-sept démons de l’enfer, comment pourrais-je le savoir ? »

« Probabilité inférieure à cinquante-sept éléments », dit la Calibane. « Abnethe occupe position relativement statique sur planète spécifique. »

« Mais nous ne réussissons pas à trouver un facteur de cohésion entre les emplacements de ses différentes attaques. »

« Vous ne pouvez pas voir conjonctions », déclara la Calibane.

Le tourbillon rouge se mit à apparaître et disparaître par intermittence au-dessus de la louche géante. Brusquement, il vira au jaune phosphorescent et disparut tout à fait.

« Vous n’êtes plus là », dit McKie.

« Pas personne visible mienne », fit la Calibane.

« Comment ça ? »

« Vous ne pas voyez personne mienne. »

« C’est ce que j’ai dit. ».

« Négatif. Visibilité ne pas représente identité avec personne mienne. Vous voyez visible effet. »

« Ce n’est pas vous que je voyais, bien ? Seulement un effet de votre création ? »

« Exact. »

« Je n’ai jamais pensé que c’était vous : vous devez être un peu plus substantielle. Mais il y a quelque chose que j’ai remarqué : Il y a des moments où vous utilisez mieux la syntaxe qu’à d’autres. J’ai même remarqué quelques constructions pratiquement normales. »

« Personne ça rentrer mienne », dit la Calibane.

« Euh… oui. Peut-être que ça ne rentre pas tellement après tout. »

McKie se leva, s’étira, se baissa pour jeter un coup d’œil au-dehors. Juste au moment où il courbait la tête, une boucle d’argent scintillante se matérialisa à l’endroit où elle se trouvait une seconde plus tôt. McKie se retourna juste à temps pour voir la boucle disparaître dans le minuscule tube vortal d’un couloir.

« Abnethe, vous êtes-là ? » s’écria-t-il.

Il n’y eut pas de réponse, et le couloir se volatilisa avec un claquement sec.

Les réquisiteurs qui montaient la garde au-dehors se précipitèrent vers l’ouverture de la Boule. L’un d’eux appela : « Tout va bien, McKie ? »

Il leur intima le silence d’un geste, sortit son radieur de sa poche et le soupesa. « Fanny Mae », demanda-t-il, « est-ce qu’ils essaient de me capturer ou bien de me tuer comme Furuneo ? »

« Observer personne-leur », répondit la Calibane. « Furuneo n’ayant pas d’existence, intentions observables inconnues. »

« Avez-vous vu ce qui vient de se passer ici ? » demanda McKie.

« Connaissance emploi de S’œil et certaines activités personnes liées par contrat. Activité cesse. »

McKie se frotta le côté de la nuque de sa main gauche. Il se demandait s’il pourrait le cas échéant se servir du radieur avec assez de promptitude pour se libérer de cette chose qui était tombée du plafond et qui ressemblait étrangement à un nœud coulant.

« C’est comme ça qu’ils ont eu Furuneo ? » demanda-t-il. « En l’attrapant au lasso et en le hissant dans un couloir ? »

« Discontinuité ôte identité de personne », répondit la Calibane.

McKie haussa les épaules. Il renonçait. C’était à peu de chose près la réponse qu’ils obtenaient chaque fois qu’ils essayaient d’interroger la Calibane sur la mort de Furuneo.

Curieusement, McKie s’aperçut qu’il avait faim. Il essuya du revers de sa main la transpiration qui coulait sur sa joue et son menton, et jura entre ses dents. Il n’avait réellement aucune certitude que ce qu’il entendait lorsque la Calibane s’adressait à lui représentait une communication réelle. Et de toute manière, jusqu’à quel point pouvait-il faire confiance à Fanny Mae ou à ses interprétations ? Lorsqu’elle parlait, c’était un fait, elle irradiait une telle aura de sincérité que le scepticisme était quasiment impossible. Il se frotta le menton, essayant de cerner une idée qui lui échappait. Comme c’était étrange. Il était là, inquiet et affamé, sans aucune issue de secours. Il fallait trouver une solution. La réalité du problème ne faisait aucun doute pour lui. Même si les communications avec la Calibane n’étaient pas sûres, on ne pouvait ignorer son avertissement. Trop de co-sentients avaient déjà péri ou sombré dans la folie.

Il secoua la tête comme pour se débarrasser du bourdonnement du Taprisiote. Sacrée surveillance ! Mais le contact persista. C’était Siker, le directeur laclac de la Discrétion. Siker avait décelé le désarroi dans les pensées de McKie et, au lieu de rompre le contact, l’avait maintenu.

« Non ! » s’insurgea McKie en se sentant saisi par la plythotranse. « Non, Siker ! retirez-vous ! »

« Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas, McKie ? »

« Retirez-vous, espèce d’idiot, ou bien je suis fichu ! »

« Euh… d’accord, mais vous aviez…»

« Coupez ! »

Siker rompit le contact.

Lorsqu’il reprit conscience de son corps, McKie était suspendu à un nœud coulant qui l’étranglait et le hissait vers un petit couloir. Il y eut une bousculade à l’entrée de la Boule. Quelqu’un cria, mais il ne pouvait pas répondre. Un cercle de feu lui enserrait le cou. Sa poitrine était sur le point d’éclater. Il avait dû lâcher le radieur pendant la transe. Fou de douleur, il essayait futilement d’arracher le collier qui le tirait.

Quelqu’un le saisit par les pieds. Le poids supplémentaire ne fit que resserrer le nœud coulant.

Soudain, la force qui le soulevait cessa de s’exercer, et il retomba en une mêlée informe avec ceux qui le tiraient par les pieds.

Plusieurs choses se passèrent au même instant. Des réquisiteurs l’aidèrent à se remettre debout. Un holographe tenu par un Wreave lui passa sous le nez et fut braqué sur le couloir, qui se referma avec un claquement. Des mains et des extenseurs malhabiles retirèrent le collier qui l’étranglait.

McKie aspira par saccades de grandes gorgées d’air. Il se serait effondré sans le support de ceux qui l’entouraient.

Cinq autres co-sentients étaient entrés dans la Boule : deux Wreaves, un Laclac, un Pan Spechi et un humain. L’humain, aidé par un des Wreaves, soutenait McKie. Le Wreave qui avait utilisé l’holographe était occupé à examiner son instrument. Les autres surveillaient le plafond, le radieur à la main. Au moins trois co-sentients étaient en train de parler en même temps.

« Ça va ! » dit McKie d’une voix rauque pour les faire taire. Sa gorge le faisait horriblement souffrir lorsqu’il parlait. Il arracha le nœud coulant des mains du Wreave et l’examina. Il était fait d’une substance de couleur argentée que McKie était incapable d’identifier. Il avait été coupé net par un radieur.

McKie se tourna vers le réquisiteur qui tenait l’holographe :

« Vous avez pu prendre quelque chose ? »

« Vous avez été attaqué par un Pan Spechi egostasé, ser », répondit le Wreave. « J’ai une excellente reproduction de son visage. Nous allons essayer de l’identifier. »

McKie lui tendit la boucle sectionnée : « Portez ça au labo, également. Demandez à Tuluk d’analyser sa structure de base. Il trouvera peut-être des… des cellules appartenant à Furuneo. Quant au reste d’entre vous…»

« Ser ? » l’interrompit le réquisiteur pan spechi.

« Qu’y a-t-il ? »

« Ser, nous avons des ordres. En cas d’attaque contre vous, nous ne devons pas vous quitter. » Il tendit un radieur à McKie : « Je crois que vous avez laissé tomber ceci. »

McKie empocha l’objet d’un geste furieux.

Le contact taprisiote s’empara de son attention. « Allez-vous-en ! » réagit-il.

Mais le contact s’imposa. C’était Bildoon, et il ne paraissait pas d’humeur à discuter. « Qu’est-ce qui se passe, McKie ? »

McKie lui raconta ce qui s’était passé.

« Les réquisiteurs sont à côté de vous en ce moment ? »

« Oui. »

« Quelqu’un a vu ceux qui vous ont attaqué ? »

« Nous avons un holog. Il s’agit du fameux Pan Spechi egostasé. »

Il sentit le frisson d’émotion qui parcourut le directeur du BuSab. Puis celui-ci se reprit et donna un ordre sec : « Je veux vous voir immédiatement au Central. »

« Écoutez, » voulut raisonner McKie. « Ma présence ici est notre meilleure chance. Ils veulent à tout prix ma mort pour une raison que nous…»

« J’ai dit immédiatement ! » s’écria Bildoon. « Je vous ferai venir de force, si vous m’y obligez. »

McKie n’insista pas. Il n’avait jamais eu quelqu’un de si mauvaise humeur à l’autre bout d’un contact taprisiote. « Qu’est-ce qui ne va pas ? » interrogea-t-il.

« Vous êtes en danger où que vous vous trouviez, McKie – aussi bien ici que là-bas. S’ils veulent vous avoir, ils sauront venir vous chercher. Mais je préfère que vous soyez ici, où je peux vous faire entourer de gardes. »

« Il s’est passé quelque chose, Bildoon. »

« Vous pouvez le dire, qu’il s’est passé quelque chose ! Tous ces fouets que nous étions en train d’analyser ont disparu, volatilisés. Le labo est complètement ravagé, et l’un des assistants de Tuluk est mort – décapité, et… et on ne retrouve pas la tête. »

« Ah… Je vois, » dit McKie. « Bon, j’arrive tout de suite. »

 

Cheo était assis les jambes croisées à même le plancher de son antichambre. Une clarté orangée parvenait obliquement des fenêtres de la pièce voisine, étirant son ombre à côté de lui comme quelque chose d’inanimé issu de la nuit. Il tenait à la main l’extrémité du nœud coulant qui avait été sectionnée par la fermeture du couloir.

Maudit Laclac, il avait été rapide avec son radieur ! Et le Wreave avec son holographe avait pris un enregistrement à travers le couloir, ça ne faisait aucun doute. Ils allaient se lancer sur sa piste maintenant, interroger tout le monde, exhiber partout son visage.

S’ils croyaient que cela allait leur servir !

Les yeux à facettes du Pan Spechi lancèrent des éclats. Il entendait d’ici les agents du BuSab : « Reconnaissez-vous le visage de ce Pan Spechi ? »

Il fut secoué par une sorte de gloussement caverneux. Ils pouvaient toujours y aller avec leur enquête ! Pas de danger qu’un de ses anciens amis reconnaisse son visage, maintenant que les chirurgiens l’avaient transformé. Peut-être que l’arête du nez et le regard étaient semblables, mais…

Il secoua la tête. Pourquoi s’inquiétait-il ? Personne – absolument personne – ne pouvait l’empêcher de détruire la Calibane ! Et après ça, toutes ses conjectures seraient purement académiques.

Il poussa un lourd soupir. Ses doigts serraient si fort la corde que ses muscles lui faisaient mal. Il lui fallut plusieurs instants d’effort pour la lâcher. Il se leva et lança furieusement le fragment de corde contre un mur. Une extrémité fouetta au passage un canisiège, qui gémit sourdement de ses organes vocaux atrophiés.

Cheo hocha lentement la tête. Il faudrait éloigner les gardes de la Calibane, ou la Calibane des gardes. Il frotta les cicatrices de son front, puis retint sa respiration : Avait-il entendu un bruit ? Lentement, il se retourna, abaissant la main.

Mliss Abnethe était dans la pénombre du couloir. Les reflets orangés venus de l’antichambre faisaient rougeoyer les perles de sa robe fourreau. Son visage était un mélange de crainte et d’agressivité morbide.

« Depuis combien de temps êtes-vous là ? » demanda-t-il en essayant de garder une voix calme.

« Pourquoi ? » elle pénétra dans l’antichambre, et referma la porte derrière elle. « Qu’est-ce que vous faisiez ? »

« J’étais à la pêche », dit Cheo.

Elle balaya l’antichambre d’un regard insolent, et aperçut le tas de fouets dans un coin. Ils étaient posés sur quelque chose de vaguement rond et velu. Une tache rouge souillait le sol alentour. Elle pâlit, murmura : « Qu’est-ce que c’est ? »

« Ne restez pas là, Mliss », dit-il.

« Qu’est-ce que vous faisiez ? » cria-t-elle d’une voix aiguë en pivotant vers lui.

Elle mériterait que je le lui dise, pensa-t-il. Elle le mériterait vraiment.

« J’ai travaillé à protéger nos vies », dit-il.

« Vous avez tué quelqu’un, n’est-ce pas ? » fit-elle d’une voix sourde.

« Il n’a pas souffert », murmura Cheo d’un ton excédé. « Mais vous…»

« Qu’est-ce que c’est qu’une vie parmi les centaines de milliards que nous voulons supprimer ? » demanda-t-il. Par tous les diables de Gowachin, elle commençait à lui casser les pieds !

« Cheo, j’ai peur. »

Pourquoi fallait-il qu’elle geigne tout le temps ?

« Calmez-vous », dit-il. « J’ai une idée pour séparer la Calibane de ses gardiens. Nous pourrons alors la détruire, et tout sera fini. »

Elle se mordit les lèvres : « Elle souffre », murmura-t-elle. « Je suis sûre qu’elle souffre. »

« Ridicule ! Vous l’avez entendue affirmer le contraire. Elle ne sait même pas ce que veut dire le mot souffrir. Pas de références. »

« Mais si nous nous trompons ? Si ce n’était qu’une erreur d’interprétation ? »

Il s’avança vers elle, et la fixa de son regard flamboyant : « Mliss, avez-vous une idée des souffrances qui nous attendent si nous échouons ? »

Elle frissonna. Puis ce fut d’une voix redevenue presque normale qu’elle demanda : « Quelle est votre idée ? »

 

McKie recevait des signaux de danger de chacune de ses terminaisons nerveuses. Il se trouvait dans le labo aux côtés de Tuluk. L’endroit aurait dû lui sembler rassurant, mais il se sentait aussi exposé aux attaques venues de tous côtés que si les murs n’avaient pas existé. Abnethe et ses amis étaient prêts à n’importe quoi. Les risques mêmes qu’ils prenaient traduisaient leur vulnérabilité. Si seulement il pouvait trouver leur point faible !

Et où se cachaient-ils ?

« C’est une étrange substance », dit Tuluk, penché sur la table où il était en train d’examiner le morceau de corde argentée. « Très étrange. »

« Qu’est-ce qu’elle a d’étrange ? »

« Elle ne peut pas exister. »

« Mais elle est pourtant là », dit McKie.

« Je le vois, mon ami. »

Tuluk avança une mandibule et gratta pensivement la lèvre droite de sa fente faciale. Un œil orange apparut lorsqu’il se tourna vers McKie.

« Eh bien ? » interrogea ce dernier.

« La seule planète où cette chose aurait pu pousser n’existe plus depuis des millénaires. Et c’était un endroit unique – offrant des conditions chimiques et un rayonnement solaire particuliers…»

« Vous devez vous tromper, puisque vous l’avez devant vous ! »

« L’œil de l’Archer », reprit Tuluk sans prêter attention à l’interruption. « Vous souvenez-vous de cette histoire de nova ? »

McKie inclina un instant la tête sur le côté pour réfléchir : « Oui, je crois que j’ai lu quelque chose à ce sujet. »

« La planète s’appelait Rap », continua Tuluk. « Ceci est un fragment de liane de Rap. »

« Liane de Rap. »

« Vous en avez entendu parler ? »

« Je ne crois pas. »

« Quoi qu’il en soit, cette substance a des propriétés bizarres. Entre autres, sa durée d’existence relativement brève. De plus, elle ne s’étripe pas au bout, même quand on la coupe. Voyez. » Il sépara plusieurs brins de l’extrémité sectionnée, et les relâcha. Ils s’enroulèrent aussitôt dans leur position initiale. « On appelait ce phénomène attraction intrinsèque. On peut dire qu’il a fait couler beaucoup d’encre. Aujourd’hui, je me trouve en mesure de…»

« Sa durée d’existence », interrompit McKie. « Qu’est-ce que vous appelez une existence relativement brève ? »

« Pas plus d’une quinzaine ou d’une vingtaine d’années standard, dans les meilleures circonstances. »

« Mais cette planète…»

« N’existe plus depuis des milliers d’années, oui. »

McKie secoua la tête pour essayer de clarifier tout cela. Il examina la liane argentée d’un œil soupçonneux. « Il est évident que quelqu’un a trouvé le moyen de cultiver ce truc-là ailleurs que sur Rap. »

« Peut-être. Mais ils ont réussi à garder le secret pendant tout ce temps. »

« Je n’aime pas ce que je crois que vous croyez », dit McKie.

« C’est la phrase la plus tarabiscotée que je vous aie jamais entendu prononcer », fit remarquer Tuluk, « mais sa signification est suffisamment claire. Vous pensez que j’envisage l’hypothèse d’un déplacement temporel ou bien…»

« Impossible ! » lança McKie.

« Je me suis livré à une analyse mathématique du problème particulièrement intéressante », reprit Tuluk.

« Ce ne sont pas des jeux de nombres qui vont nous aider. »

« Cette attitude ne vous ressemble pas, McKie. Vous êtes plus rationnel d’habitude. Aussi j’essaierai de ne pas trop vous ennuyer avec mes représentations symboliques. Néanmoins, comme il s’agit de beaucoup plus qu’un jeu…»

« Un voyage dans le temps, » dit McKie. « Quelle stupidité ! »

« Nos formes de perception habituelles ont tendance à créer des interférences avec le processus de réflexion requis pour l’analyse correcte de ce problème ; donc, je fais appel à d’autres modes de pensée. »

« Comme par exemple ? » demanda McKie.

« Si nous examinons les relations de série, que constatons-nous ? Nous avons un certain nombre de dimensions-points dans l’espace. Abnethe occupe une position sur une planète donnée, de même que la Calibane. Nous sommes confrontés avec la réalité d’un contact entre les deux points formant une succession d’événements. »

« Et alors ? »

« Nous sommes obligés de supposer qu’il existe un facteur de cohésion entre ces différents points-contacts. »

« Pourquoi ? Ils pourraient être le fruit du…»

« Deux planètes spécifiques aux mouvements cohérents dans l’espace. Formant une figure géométrique, un rythme. Autrement, Abnethe attaquerait plus souvent. Nous sommes en présence d’un système qui défie l’analyse traditionnelle. Il possède un rythme temporel que l’on peut transposer en une série de points. Il concerne l’espace et le temps à la fois. »

McKie admit intérieurement la force de l’argument. « Une sorte de force de réflexion, peut-être », dit-il. « Il ne s’agit pas nécessairement de déplacement dans le t…»

« Pas une fugue non plus ! » objecta Tuluk. « Une simple équation au second degré ne nous donne pas une fonction elliptique. Par conséquent, nous avons affaire à des relations linéaires. »

« Linéaires », répéta McKie. « Conjonctions. »

« Pardon ? Ah, oui. Relations linéaires qui décrivent des surfaces en mouvement dans une ou plusieurs dimensions particulières. Nous ne savons rien de précis sur la perspective dimensionnelle de la Calibane, mais la nôtre c’est une autre affaire. »

McKie fronça les lèvres. Tuluk évoluait sur un terrain d’abstractions particulièrement aériennes, mais il y avait une grâce certaine dans la façon dont l’argumentation du Wreave était présentée.

« Nous pouvons traiter toute forme d’espace comme une quantité déterminée par d’autres quantités, reprit Tuluk. Nous disposons des moyens nécessaires pour résoudre ce genre d’inconnues. »

« Ah, murmura McKie. Les points à n dimensions. »

« Précisément. Nous considérons nos données préliminaires comme une série de mesures qui définissent des points en mouvement, sans oublier qu’elles définissent en même temps l’espace entre ces points. »

McKie hocha la tête : « Un agrégat multidimensionnel classique. »

« Ah ! Je commence à retrouver le McKie que je connais bien. Un agrégat à n dimensions, c’est exact. Et que représente le temps dans un tel problème ? Un agrégat à une dimension. Or, nous avons au départ, vous vous en souvenez, un certain nombre de dimensions-points dans l’espace et dans le temps. »

McKie ôta moralement son chapeau devant la logique du Wreave : « Ce qui nous donne ou bien une variable continue dans le problème, ou bien n variables », dit-il. « Bravo ! »

« Exactement. Et en opérant une réduction par le calcul infinitésimal, nous constatons que nous avons affaire à deux systèmes ayant des propriétés à n corps. »

« C’est cela, votre découverte ? »

« C’est cela. La seule conclusion possible est que les contacts-points de notre problème ont une existence distincte à l’intérieur de systèmes de références temporelles distincts. Par conséquent, Abnethe occupe une autre dimension dans le temps par rapport à celle de la Boule. C’est obligatoire. »

« Il n’y a donc pas vraiment de déplacement dans le temps au sens habituel de l’expression », dit McKie. « Mais ces différences subtiles que voit la Calibane ; ces conjonctions, ces filaments…»

« Des toiles d’araignées reliées à plusieurs univers. Pourquoi pas ? Et l’on peut supposer que ce sont des vies individuelles qui en constituent les fils. »

« Pas seulement des vies, mais des mouvements de matière également, sans doute. »

« Oui… qui se croisent, s’unissent, se coupent et s’entremêlent de mystérieuses façons. Et qui deviennent définitivement solidaires. J’en sais quelque chose, j’en ai fait l’expérience quand j’ai passé l’appel longue-distance qui vous a sauvé la vie. J’imagine que certains de ces fils peuvent être retissés, recombinés, réalignés – est-ce que je sais, moi – pour créer à nouveau des conditions depuis longtemps disparues dans notre dimension. Peut-être que c’est un problème relativement simple pour un Caliban. Peut-être que les Calibans ne conçoivent même pas cette notion de recréation de la même manière que nous. »

« Là, je vous crois sans peine. »

« Qu’est-ce qu’il faudrait ? » médita Tuluk. « Une certaine qualité d’expérience, peut-être. Quelque chose qui confère une force suffisante aux lignes, fils, réseaux du passé pour qu’ils puissent être déroulés, manipulés de manière à reproduire les configurations originelles. »

« Tout ce que nous faisons pour l’instant, c’est manipuler des mots », objecta McKie. « Comment voudriez-vous reconstituer une planète entière, ou l’espace qui l’environne…»

« Pourquoi pas ? Que savons-nous des énergies qui sont en jeu ? Pour un insecte qui rampe au sol, trois de vos foulées peuvent représenter un voyage d’une journée. »

McKie se sentait peu à peu convaincu malgré sa prudence inhérente. « Il est vrai », concéda-t-il, « que les couloirs S’œils nous donnent le pouvoir de faire des pas de plusieurs années-lumière. »

« Et c’est devenu un exploit si banal que nous ne pensons même plus aux énormes quantités d’énergie requises. Pensez au voyage que cela représenterait pour notre hypothétique insecte ! Et peut-être que nous n’avons qu’une très petite idée des pouvoirs que les Calibans possèdent. »

« Nous n’aurions jamais dû accepter les S’œils », dit McKie. « Nous avions la propulsion ultra-luminique et la suspension métabolique qui constituaient des moyens parfaitement adéquats. Nous aurions dû dire aux Calibans d’aller se faire cuire un œuf avec leurs conjonctions collectives. »

« En renonçant à une véritable unification de notre univers ? Non, McKie. Ce qu’il fallait faire, c’est vérifier le cadeau empoisonné. Mais nous étions trop éblouis pour songer à le mettre à l’épreuve, je suppose. »

McKie leva la main pour se gratter le sourcil et ressentit une soudaine prémonition de danger. Elle se propagea le long de sa colonne vertébrale, et explosa simultanément contre son avant-bras replié que la douleur pénétra jusqu’à l’os. Malgré le choc, il pivota et vit le bras levé d’un Palenki armé d’une lame étincelante. À travers l’ouverture d’un petit tube vortal, il vit la tête de tortue d’un Palenki, et à côté d’elle le côté droit du visage d’un Pan Spechi, avec une balafre écarlate en travers du front et des yeux d’émeraude à facettes.

Pendant un instant où le temps s’arrêta, McKie vit la lame commencer sa descente vers son visage et sut qu’elle allait frapper avant que ses muscles paralysés aient pu réagir. Il sentit le métal qui touchait son front, vit l’éclat orangé d’un rayon de radieur lui frôler le visage.

Il restait figé, passif devant la scène qui se déroulait devant lui en une fraction de seconde. Il vit la surprise sur le visage du Pan Spechi, il vit le bras sectionné du Palenki dégringoler au sol, les doigts toujours crispés sur un reste de métal informe. Le cœur battait dans la poitrine de McKie comme s’il venait de courir un mille mètres. Quelque chose de chaud et d’humide coulait le long de sa tempe gauche, le long de sa joue et de sa mâchoire et jusque dans son col. Son bras lui causait des élancements, et il vit que le sang gouttait du bout de ses doigts.

Le couloir S’œil s’était refermé et avait disparu.

Quelqu’un était à ses côtés, appliquant une compresse sur son front, là où le métal avait touché…

Touché ?

Une fois de plus, il s’était préparé à une mort soudaine par la main d’un Palenki à une lame qui descendait…

Il vit Tuluk qui était occupé à récupérer le morceau de métal tordu.

« Encore une fois je crois que je viens de l’échapper belle », dit-il.

À son grand étonnement, sa voix n’avait pas tremblé en prononçant ces mots.

 

L’après-midi était déjà bien avancé au Central lorsque Tuluk fit demander à McKie de retourner au labo. Deux brigades de réquisiteurs l’escortèrent. Il y avait des hommes du BuSab partout. Ils surveillaient les airs, les murs, le sol. Chacun avait un radieur à la main, prêt à tirer.

Après avoir passé deux heures en compagnie de Hanaman et cinq de ses collaborateurs du département juridique, McKie était prêt à entendre n’importe quoi. Le BuSab allait perquisitionner chez Abnethe, saisir toutes les pièces à conviction qu’il pourrait trouver, mais il ne fallait pas s’attendre à de bien grands résultats. Un mandement avec été mis par une télécour, et reproduit à des milliers d’exemplaires. Il donnait au bras exécutif du BuSab une autorité suffisante pour agir sur la plupart des planètes situées en dehors de la juridiction gowachin. Les services officiels gowachins, de leur côté, apportaient toute la coopération nécessaire en habilitant des réquisiteurs en nombre suffisant et en faisant appel à des agences de police qualifiées.

La Police du Crime au Central et ailleurs apportait également sa collaboration. Les enquêteurs étaient sur la brèche, et des fichiers auxquels en temps ordinaire le BuSab n’avait pas accès étaient momentanément reliés aux ordinateurs de l’agence de sabotage.

C’était mieux que rien, naturellement, mais McKie ne pouvait s’empêcher de trouver ces mesures trop indirectes, trop abstraites. Il leur fallait une autre ligne d’approche, une façon de ferrer Abnethe qui ne lui laisse aucune chance de s’échapper quoi qu’elle fasse.

Il sentait que les événements allaient se précipiter.

Nœuds coulants, lames, couloirs-guillotines – le conflit dans lequel ils étaient engagés était sans pitié.

Et rien de ce que McKie avait fait jusqu’à présent n’avait pu ralentir le sombre ouragan qui se précipitait vers l’univers co-sentient tout entier. Il éprouvait un sentiment d’atroce impuissance face au regard figé, empli de sa propre lassitude, que lui renvoyait l’univers. Les paroles de la Calibane le hantaient : énergie de personne-soi… œil déplace… Je suis le S’œil !

Huit réquisiteurs avaient pris place dans l’étroit laboratoire en même temps que Tuluk. Ils se faisaient tout petits, essayant de passer inaperçus – preuve que Tuluk avait protesté de la manière sarcastique qui était le propre de la plupart des Wreaves.

Tuluk jeta un bref coup d’œil à McKie lorsque celui-ci entra, puis se replongea dans l’examen d’un copeau de métal maintenu en stase par un champ subtronique au-dessous d’un panneau aux lumières multicolores.

« Fascinant, ce morceau d’acier », dit-il en baissant la tête pour permettre à l’un de ses extenseurs mandibulaires parmi les plus courts et les plus délicats de s’assurer une meilleure prise sur une sonde avec laquelle il testait le métal.

« C’est donc de l’acier », fit McKie en se penchant pour observer l’opération.

Chaque fois que Tuluk touchait le métal avec la sonde, une gerbe d’étincelles mauves jaillissait. Cela rappelait vaguement quelque chose à McKie. C’était à la lisière de sa mémoire, mais il ne savait pas quoi. Une gerbe d’étincelles. Il secoua lentement la tête.

« Il y a un compte rendu au bout de la table », lui dit Tuluk. « Vous pouvez y jeter un coup d’œil pendant que je termine ça. »

McKie regarda à sa droite et vit une feuille de papier de chalme oblongue couverte d’une écriture nette et serrée :

 

Substance : acier, alliage à base de fer. L’échantillon contient de petites quant. de manganèse, carbone, soufre, phosphore et silicium. Traces de nickel, zirconium et tungstène avec adsorbat de chrome, molybdène et vanadium.

Comparaison de sources : correspond à l’acier Seconde Période utilisé par le sous-groupe politique humain Japon dans la fabrication des sabres pour le Renouveau Samouraï.

Trempe : échantillon durci côté tranchant seulement. Estimation longueur totale de l’artefact original : 1,01 m.

Poignée os couverte de cordelette de lin, laquée. (Voir analyses ci-jointes.)

 

McKie parcourut rapidement le feuillet annexé : « Poignée os provenant d’une défense de mammifère marin, retravaillée après usage sur autre artefact de nature indéterminée, mais contenant du bronze. »

L’analyse de la cordelette de lin était intéressante. Elle était de fabrication relativement récente, et possédait les mêmes caractéristiques submoléculaires que la lanière de cuir du fouet.

Mais c’était la laque qui présentait le plus d’intérêt. Elle avait pour base un solvant évaporatoire identifié comme un dérivé du coaltar, mais la sève purifiée provenait de l’ancien insecte Coccus lacca, dont l’espèce était éteinte depuis des millénaires.

« Vous êtes arrivé au passage sur la laque ? » demanda Tuluk en relevant la tête et en inclinant de côté sa fente faciale pour regarder McKie.

« Oui. »

« Que pensez-vous de ma théorie à présent ? »

« Je suis prêt à croire n’importe quoi, pourvu que ça marche », grommela McKie.

« Comment vont vos blessures ? » demanda Tuluk en reprenant l’examen du métal.

« Je n’en mourrai pas. » McKie toucha la plaque d’omni-chair au niveau de sa tempe. Qu’est-ce que vous êtes en train de faire ? »

« Ce matériau a été façonné par martelage », dit Tuluk sans lever la tête. « Je suis en train de reconstituer la séquence de coups de marteau qui lui ont donné sa forme. » Il coupa le champ de stase et rattrapa le copeau de métal avec dextérité dans un de ses extenseurs.

« Pour quelle raison ? »

Tuluk posa l’échantillon sur la table, rangea la sonde sur un râtelier et se tourna vers McKie.

« L’art de fabriquer des sabres comme celui-ci était un secret jalousement gardé », expliqua-t-il. « Il se transmettait de père en fils depuis des générations. L’irrégularité des coups constitue une séquence caractéristique de chaque artisan, qui permet de l’identifier aussi sûrement qu’un examen rétinien ou l’étude de ses empreintes digitales. C’est une méthode qui a été mise au point pour vérifier l’authenticité des pièces de collection. »

« Vous avez découvert quelque chose ? »

« C’est la deuxième fois que je fais le test. Pour plus de sûreté. Et, bien que la méthode de revivification cellulaire appliquée à la laque et à la cordelette indique une fabrication remontant à moins de quatre-vingts années standard, nous avons la preuve absolue que cet acier a été martelé par un artisan mort il y a des milliers d’années. Il s’appelle Kanemura, et je peux vous donner toutes les références qui le concernent. »

L’interphone au-dessus de la table tinta deux fois, et le visage d’Hanaman, du Département juridique, apparut sur l’écran. « Ah, vous êtes là, McKie », fit-elle.

« Qu’est-ce qu’il y a encore ? » demanda McKie, tout étourdi par ce que venait de dire Tuluk.

« Nous avons pu obtenir les injonctions », dit Hanaman. « Elles bloquent les avoirs et les revenus d’Abnethe sur toutes les planètes co-sentientes à l’exception du Gowachin. »

« Mais les mandats ? » fit McKie.

« Nous les avons aussi, naturellement. C’est pour cela que j’appelle. Vous avez demandé à être prévenu aussitôt. »

« Le Gowachin coopère ? »

« Ils acceptent l’état d’alerte co-sentient dans leur juridiction. Ce qui donne le droit à la police de la Fédération et aux agences du BuSab d’appréhender les suspects sur leur territoire. »

« Parfait », dit McKie. « Il ne vous reste plus qu’à nous dire quand la trouver, et nous pouvons procéder à son arrestation. »

Le front d’Hanaman se plissa sur le petit écran : « Quand ? »

« Exactement », ricana McKie. « Quand. »

 

Le rapport sur l’identification du phylum palenki attendait McKie lorsqu’il retourna au bureau de Bildoon pour assister à la réunion stratégique. Elle avait été prévue plus tôt dans la journée, mais avait été reportée deux fois. Bien qu’il fût presque minuit au Central, la plupart des fonctionnaires du Bureau étaient restés, en particulier les réquisiteurs. L’équipe médicale avait distribué des capsules de stalerte en même temps que l’agressal. Le groupe de réquisiteurs qui ne lâchait pas McKie d’une semelle avait la démarche raide et abrupte qui était toujours la rançon du mélange.

Le canisiège de Bildoon était incliné sur un pied et faisait un massage vibratoire au directeur du Bureau lorsque McKie entra. Entrouvrant un œil à facettes, Bildoon déclara : « Nous avons reçu le rapport sur le Palenki – le motif de sa carapace, vous vous souvenez. » Il ferma les yeux, soupira. « Il est là, sur mon bureau. »

McKie prit place dans un canisiège qu’il flatta de la main. « Je suis fatigué de lire des rapports. Qu’est-ce que ça a donné ? »

« Le phylum est connu sous le nom de Shipsong. Identification formelle. Ah… je suis fatigué moi aussi, mon ami. »

« Quoi d’autre ? » demanda McKie. Il était tenté de se faire masser lui aussi par son canisiège. À voir Bildoon, c’était très attirant. Mais il y avait de fortes chances pour qu’il cède au sommeil durant l’opération, et il se serait reproché de s’accorder ce répit sous l’œil des réquisiteurs qui arpentaient nerveusement la pièce et qui devaient être au moins aussi épuisés que lui.

« Nous avons obtenu des mandats et arrêté le chef du phylum Shipsong », poursuivit Bildoon. « Il prétend que les membres de son phylum sont au complet. »

« Il dit la vérité ? »

« Nous essayons de vérifier, mais ce n’est pas commode. Il n’y a pas de traces écrites, et la parole d’un Palenki vaut ce qu’elle vaut. »

« Je suppose qu’il a prêté serment sur son bras », dit McKie.

« Naturellement. » Bildoon arrêta le massage du canisiège et se redressa. « Il est certain que les motifs d’identification de phylum peuvent être aussi utilisés illégalement. »

« Il faut trois ou quatre semaines à un Palenki pour que son bras repousse », dit McKie.

« Ce qui signifie ? »

« Qu’elle doit avoir plusieurs douzaines de Palenkis en réserve. »

« Et même un million, pour autant que nous le sachions. »

« Est-ce que ce chef de phylum vous a paru très affecté par l’utilisation criminelle de son motif par un autre Palenki ? »

« Ce n’était pas visible en tout cas. »

« Alors, il mentait », dit McKie.

« Qu’est-ce que vous en savez ? »

« Selon le juricode du Gowachin, la falsification de phylum est l’un des huit crimes capitaux des Palenkis. Et les Gowachins sont bien placés pour le savoir, puisque c’est à eux qu’a été confié le soin d’inculquer des notions de droit à ces grosses tortues à un bras lorsque R & R les a réunies à la grande famille co-sentiente. »

« Hum », fit Bildoon. « Comment se fait-il que notre Département juridique ne soit pas au courant de cela ? C’est le genre de chose que je voulais qu’ils trouvent depuis le début. »

« Renseignements privilégiés. Courtoisie inter-espèces. Vous savez comment ça se passe. Les Gowachins ont un sens particulier de la discrétion et de la dignité individuelle. »

« Vous serez banni de leurs tribunaux quand ils s’apercevront que vous les avez trahis », dit Bildoon.

« Non. Ils se contenteront de me nommer accusateur public dans les dix prochaines affaires criminelles de leur juridiction. Si l’accusateur accepte de plaider une affaire et ne réussit pas à avoir la tête de l’accusé, c’est lui qu’ils exécutent à sa place, vous savez. »

« Et s’il refuse l’affaire ? »

« Cela dépend. Une à vingt selon les cas. »

« Une à… vous voulez dire années standard ? »

« Je ne voulais pas dire minutes », grogna McKie.

« Mais pourquoi me l’avoir dit, alors ? »

« Je veux que vous me laissiez confondre ce chef de phylum. »

« Le confondre ? Comment ? »

« Avez-vous une idée du rôle que joue la mystique du bras chez un Palenki ? »

« Un peu. Pourquoi ? »

« Un peu », grommela McKie « Dans l’ancien temps, les Palenkis faisaient manger leur bras aux criminels, puis empêchaient la repousse du membre. Perte d’amour-propre, mais surtout atteinte à quelque chose de très profondément et émotionnellement ancré chez le Palenki. »

« Vous ne suggérez pas sérieusement…»

« Bien sûr que non ! »

Bildoon hocha la tête : « Vous autres humains, vous avez trop le goût du sang. Il y a des moments où je me demande si nous vous comprenons vraiment. »

« Où est-il ? » demanda McKie.

« Qu’est-ce que vous avez l’intention de lui faire ? »

« Le questionner. Qu’est-ce que vous croyez ? »

« Après ce que vous avez dit tout à l’heure, je ne sais plus que croire. »

« Vous exagérez, Bildoon. Hé vous ! » McKie fit un signe à un lieutenant réquisiteur Wreave. « Amenez-moi le Palenki tout de suite. »

Le réquisiteur se tourna vers Bildoon.

« Faites ce qu’il dit », fit le directeur du BuSab.

Le réquisiteur recourba ses mandibules d’un air incertain, mais fit volte-face et quitta la pièce en entraînant derrière lui la moitié de ses hommes.

Dix minutes plus tard, le chef du phylum palenki était escorté dans le bureau de Bildoon. McKie reconnut le motif au serpent sur la carapace du Palenki, et hocha la tête : Phylum Shipsong. Maintenant qu’il le voyait de près, il aurait pu faire l’identification de lui-même.